ABDELLIA
« Toute opinion commence à me paraître vaine, honteuse, si elle n’est pas aussitôtRecadrée, nuancée, précisée, voire détruite, par le cadre expérimental de celui quiL’énonce ».
Philippe Lançon, Le Lambeau.
LES FAITS :
« Prétextant d’une « atteinte au sacré », des manifestants saccagent des œuvres exposées aupalais Abdellia à la Marsa pour le « Printemps des Arts ». Appel du chef d’Al Qaïda, Aymen AlDhaouahiri au soulèvement contre le pouvoir en Tunisie. Journée d’émeutes sur tout leterritoire. Le couvre-feu est décrété, le palais et l’exposition fermés. Le ministre des affairesreligieuses Noureddine Khademi condamne l’exposition et le ministre de la culture MahdiMabrouk porte plainte contre ses organisateurs. »
Mustapha El Haddad, Chronique de la violence politique sous la Troïka.
Avec le retour du calme, nous nous étions empressés d’oublier l’évènement. Ainsiconjure-t-on chez nous depuis des décennies les peurs sociétales qui rongent les uns,paralysent les autres, creusent et ravinent les chemins entre les personnes et les idées.Nous nous étions hâtés d’occulter les violences de la Abdellia, le saccage des œuvres ditesimpies, les postes de police incendiés, le couvre-feu, le ministre de la culture portant plaintecontre des artistes, tout comme nous préférions oublier l’affaire Persépolis et les plaidoirieshystériques des avocats à charge du procès de Nessma TV, l’attaque du cinéma l’Africa lorsde la projection du film de Nadia El Féni. Ces affrontements marquaient pourtant l’amorced’un débat essentiel pour venir à bout des malentendus et des haines qui prospèrent grâce àl’amnésie et se repaissent des non-dits.Je commence par aller chercher le souvenir de ces journée là où je l’avais enfoui,entre ma peur viscérale de la bêtise et ma conviction que le dialogue fait des miracles, pourpeu qu’on trouve une langue commune pour l’établir, ce qui dans ce cas s’annonçait difficilepuisque la crise était précisément provoquée par la rencontre de deux discours de naturesdifférentes mais s’adressant tous deux aux émotions : le discours religieux et celui desimages, et qu’ils pouvaient difficilement s’éclairer parce que le premier interdisait lesecond…
Pour des raisons d’imbroglio familial profond, j’ai appris très tôt à nager en eauxtroubles, éviter les courants forts, garder mon équilibre dans les remous, différer lesdangers, quitte à les aggraver. Plus tard, ayant choisi de m’exprimer par un art silencieuxdans un pays où il était déconseillé de parler, j’ai facilement vogué (et même rencontré uncertain succès), sur les eaux stagnantes de la Tunisie des années mauves qui n’en était pas àun malentendu près : les artistes y étaient encouragés tant qu’ils ne faisaient pas depolitique et les femmes y étaient célébrées tant qu’elles n’étaient pas démocrates. Çatombait bien ; les bourgeoises gorgées de stupeur et d’ennui que je peignais froufroutantleur mélancolie dans des salons douillets ne gênaient personne, trop rêveuses pour agir,
trop patientes pour inquiéter, bref, de la majorité silencieuse pur sucre comme moi, quipensaient que ça pourrait être mieux, mais que ça pourrait aussi être pire.Le pire, le début de la révolution semblait nous l’avoir évité. La liberté d’expressionfusait de toutes parts, la démocratie et la dignité semblaient inséparables aussi bien dans larue que sur les réseaux sociaux. Le mieux lui, allait devoir attendre qu’on ait payé la facturedes silences et des omissions, celle de la coupure sémiologique des lendemains del’indépendance, à laquelle j’ai le sentiment que nous devons entre autres avatars du malaiseidentitaire, les violences de la Abdellia.On a beaucoup parlé du manque de tact de Bourguiba envers les Zeitouniens et desconséquences en matière de retour du religieux refoulé que cela avait pu entrainer, on amoins parlé de son mépris pour les formes traditionnelles d’expression artistiques etartisanales ainsi que des traumatismes involontaires mais gravissimes que cela avait puentrainer en matière d’image de soi. Parce qu’au temps où il était le père indiscutable de lanation, Bourguiba déteignait sur tout et sur tous. Il pointait les directions, barrait les ventscontraires avec la force tellurique de sa parole. Hélas, s’il était fin lettré, le CombattantSuprême n’avait pour les arts de l’image que les yeux de l’esprit. Il ne les considérait pascomme des voies de connaissance, tout au plus leur concédait-il un pouvoir de propagandeet voyait notre artisanat et nos arts populaires comme les vestiges d’un savoir-fairearchaïque dont il fallait se délester pour entrer du bon pied dans la modernité…Et nous y entrâmes en boitant, tâtonnant dans les formes nouvelles comme desaveugles aux mains sans mémoire, ayant coupé le fil des représentations millénaires quiavaient lentement évolué depuis l’antiquité et constituait notre ADN esthétique. Reléguésau passé, nos broderies, nos tissages, nos poteries ne valaient plus que comme artefact pourtouristes. Déconsidérées, les formes nées de nos gestes, accompagnements naturels de nossavoir vivre, l’ensemble des images quotidiennes qui servaient nos sens, nourrissaientl’inconscient collectif d’une iconographie dans laquelle chacun se retrouvait, comme onreconnait son propre reflet dans un miroir avec les changements imperceptibles que letemps y imprime. Déclassée, notre représentation du monde. Je me souviens dans monenfance de l’attrait de tout ce qui venait d’Europe, du mépris de tout ce qui était local, et ilme semble bien que ce mépris de nos productions était le sentiment le plus partagé. Aumoment même où nous recouvrions la souveraineté, nous apprenions la condescendanceenvers notre manière d’appréhender la beauté et devenions exotiques à nous-mêmes. Etnous désapprîmes nos matières et nos couleurs, et nous désapprîmes le respect, au point defaire de nos arts appliqués des pastiches désincarnés de pacotille, des objets désinvestis deleur fonction d’expression civilisationnelle.Si j’insiste sur ce mauvais départ, c’est que je suis convaincue que nous lui devonsl’ère de mauvais goût qui s’est abattue sur le pays depuis les années soixante pour atteindreles cimes violettes que l’on sait sous Ben Ali avant d’exploser en grandes gerbes au feud’artifice de la révolution. Cette laideur qui semble ne plus vouloir quitter nos paysagesurbains, nos intérieurs, nos plateaux de télévision, il me semble que c’est à ce massacresémiologique involontaire dont la violence n’a pas fini de nous déchirer que nous la devons,et que ce traumatisme premier n’a cessé de miner les rapports d’un peuple entier avec sapropre image, à coups de complexes, de culpabilités, d’identifications frustrantes, et de nousconduire lentement et douloureusement plus que des raisons religieuses ou politiques, ausaccage des œuvres d’art de la Abdellia en juin 2012. Nous savons que les discoursfanatiques ne prennent que sur des sujets qui ont un problème d’identité. Or dévaloriser nos
objets, nos imageries, nos cheveux frisés, c‘était nous préparer à détester notre miroir oucelui, plus troublant et plus insoutenable, que nous tendraient nos artistes.Ce jour-là, en allant exprimer ma solidarité avec le collectif d’artistes pointés du doigtpar la vindicte salafiste (et par d’autres, si affinités), j’essayais autant que possible de memettre à la place des jeteurs d’anathème en parcourant l’exposition. Je m’imaginais, entrantavec méfiance dans les vapeurs de souffre d’un lieu décrit comme temple du mal et recevantd’un coup une avalanche d’images plus suspectes les unes que les autres, ironiquementmuettes et surtout, scandaleusement impénétrables.Que de raisons d’être furieux !Ne pas comprendre, se sentir exclu, identifier la débauche à la moindre couleur dechair, le blasphème à chaque rencontre d’une image avec des écritures. Et tout enprogressant le long des cimaises, je me disais que cette tour de Babel bruissant d’autant desabirs que d’artistes n’avait aucune chance de convaincre quelque béotien que ce soit deson innocence. Le mystère s’épaississait à chaque pas, tandis que je sentais monter la fureurde mon islamiste imaginaire, et lui donnais tour à tour les visages incrédules et tous lesregards perplexes que j’avais croisés depuis l’enfance quand il fallait parler d’une œuvred’art, comme autant de signes avant-coureurs, de fils invisibles annonçant l’autodafé du 12juin et les violences en chaîne qui l’ont suivi. Entre mon salafiste et la moindre toile exposée,il y avait si loin de la coupe aux lèvres…il y avait tous les rendez-vous manqués du systèmeéducatif, toutes les chances de s’émerveiller perdues à force de certitudes ânonnées par desadultes sans maturité eux-mêmes endurcis par l’absurdité du système. Apprendre auxenfants à rêver est un choix politique, le leur interdire en est un autre. La petite fille dePersépolis avait mis le feu aux poudres en rêvant du Bon Dieu et en lui donnant un visage.Entre mon salafiste et les œuvres, il y avait la peur du visage de l’interdit, la terreur del’invisible.Si les enfants étaient invités à inventer dans nos écoles, et non à copier sous lahoulette d’instituteurs même pas formés pour le dessin et censurant la moindre audace, sion leur apprenait le plaisir de se servir de son regard pour comprendre, la joie d’uneémotion artistique, le goût de l’ineffable, ils seraient prémunis contre les vertiges del’inconnu. Nous leur donnerions les clés d’un monde où l’iconographie se substitue àl’écriture sur tous les médias, où plus que jamais, il faut savoir lire les images. Pour avoir descitoyens en harmonie avec leur environnement, il faudrait reprendre la tradition dereprésentation là où on l’a abandonnée, réparer le miroir. Un fil ténu semble persister decette tradition plastique, c’est celui des fixés sous verre. Forme de résistance à la peinturecoloniale et orientaliste, ils sont peut-être la seule expression vivante qui continue à serenouveler sans se plagier. Elle offre, dans le cadre de thèmes répertoriés de la vie duprophète ou du Coran, tout un monde de libertés et d’inventions dont la fraicheur atteste lasanté. Elles n’ont – que je sache – scandalisé personne à ce jour bien qu’on les trouve dansles parties de la ville les plus éloignées des galeries d’art… Parce qu’elles ont toujours été là,personne ne les remet en question. Je crois que dans la fureur du saccage des œuvres,indépendamment de l’exécution d’un ordre politique qui avait sans doute été donné,s’exprimait la colère de ceux qui voulaient détruire l’image non parce qu’elle était sacrilège,mais au fond parce qu’ils n’y avaient pas accès, parce que le silence des œuvres peut donnerenvie de hurler à celui qu’elles ne prennent pas en compte. Je suis sûre qu’en brûlant lafemme punching-ball de Faten Gaddes, le salafiste la punissait plus de sa souveraine
indifférence que de son audace. Quant à l’écolier rêveur de Mohamed Ben Slama, aucartable égrenant des fourmis comme un petit poucet d’instruction civique et religieuse, j’yvois plus la dénonciation d’un système éducatif vérolé par l ’hypocrisie et les faux savoirsqu’une provocation sacrilège. Ce système éducatif qui remplace la réflexion par le bourragede crâne, sanctionne les initiatives et étouffe la créativité a privé des générations detunisiens de contact avec l’art dès la petite enfance, d’invitation à la contemplation, à rêvernotre société comme on projette un idéal, et continue de livrer en pâture nos enfants auxplus sinistres manipulateurs en leur fermant les yeux sur la beauté du monde.La petite fille de Persepolis avait mis d’accord tous ceux qui ne voulaient pas de la liberté deconscience, elle avait servi à son corps défendant de catalyseur au vote pour El Nahdha en2011… L’écolier de Ben Slama s’est mis en marche vers la liberté depuis juin 2012 et quelquesoient les embuches, il poursuivra sa route buissonnière.En sortant de l’exposition ce jour-là, je me disais que malgré les aspects tragiques dela situation, les listes noires et l’anathème jeté sur la corporation, il se passait enfin quelquechose d’essentiel pour les arts, que la question de leur fonction, celle de la place qui revenaitaux artistes dans la société étaient enfin posées publiquement, sur l’ensemble du territoire,enfin inscrites dans la réalité du pays, gagnant enfin la rue, les mosquées et les cafés deshommes, atteignant enfin ceux qui n’y avaient jamais accès. Certes, le problème se posaitsous forme de scandale, de calomnie, de travers, tronqué et mal formulé… mais avait-t-onjamais vu un problème se poser de lui-même avec clarté et douceur ?