Béji Caïd Essebsi: Le passeur de l’ancien monde
A priori, rien de prédestinait Béji Caïd Essebsi, disparu des cercles du pouvoir depuis la findes années 1980, inconnu du grand public, vierge de tout acte d’opposition au régimerenversé le 14 janvier, à figurer dans le paysage de la post-révolution. Mais quand le sit-in deKasbah 2, exige fin février, la démission de Mohamed Ghannouchi, premier ministre depuisnovembre 1999, c’est lui que Fouad Mbaaza, Président par intérim, choisit pour le remplacer.Pour tous ceux qu’inquiètent la libération d’énergies incontrôlables depuis le départ de BenAli, Béji Caïd Essebsi rassure par son appartenance à la génération des fondateurs de l’Étatindépendant. Alors qu’avec le départ Ben Ali, s’achève un cycle de à 55 ans de dictature, ycompris celle de Bourguiba, c’est donc un « disciple » du vieux zaïm qui est appelé à gérer lapremière phase de la transition jusqu’à l’élection d’une Assemblée constituante.
Tout le rattache à ce monde que la Révolution est venu ébranler. Il est issu de la famille d’uncaptif sarde admis au Palais du Bey en 1810 comme responsable du cérémonial du tabac,assimilée aux beldi-s (la bourgeoisie tunisoise) par des alliances matrimoniales. Il est passépar le collège Sadiki qui a formé l’élite du mouvement national. Il a rencontré en 1951 à Paris,le futur leader de l’Indépendance dont il est devenu un homme de confiance.
Il est nommé directeur de la Sûreté après une tentative de coup d’Etat par une coalitiond’opposants dont le procès se solde par douze exécutions, le 24 janvier 1963. L’affaire « a ététraitée par le ministère de la Défense […] jusqu’au jugement », expliquait-il pour sedédouaner. Mais c’est bien sous son autorité que les condamnés à des peines de prisonpasseront huit ans enchaînés dans des caves sans lumière. Quand le caractère autoritaire etrépressif du régime s’accentue, Béji Caïd Essebsi est au cœur de l’appareil sécuritaire. Ildevient même ministre de l’Intérieur en juillet 1965. Il est à ce poste, en particulier, quand les« Perspectivistes » sont arrêtés, torturés et condamnés par un tribunal d’exception à partir de 1968. Quand il évoque son rôle durant cette période, il ne semble avoir été qu’un maillon sanspouvoir entre « l’intransigeance » du zaïm et la férocité des exécutants.
Après le refus de Bourguiba d’appliquer les décisions du Congrès du PSD à Monastir en1971, qui devait démocratiser le parti unique, il s’éloigne du pouvoir et prend ses distancesavec son mentor. « Puisse-t-il […] saisir une occasion prochaine pour s’affirmer devantl’histoire comme l’homme qui a su non seulement édifier son pays, mais également et surtoutcomprendre les évolutions inéluctables et prendre les devants pour assurer à son œuvre lapérennité par le progrès et l’harmonie », écrira-t-il dans une tribune publiée dans Le Mondeen janvier 1972. Il traçait ainsi sans le savoir, le fil directeur de la fin de carrière politique.
A la différence d’autres « libéraux », il ne milite pas dans l’opposition. Il se voit mêmeproposer, en avril 1980, de réintégrer le gouvernement. En 1981, il est élu député de Tunis. Nile culte de la personnalité, ni la répression des émeutes du pain en 1984, ne mettront la
moindre distance entre Béji Caïd Essebsi et Habib Bourguiba. Au contraire, il est redevenu unhomme du sérail. Au point d’ailleurs de susciter des jalousies, fatales en ces temps de lutte desuccession. Il quitte ses fonctions en septembre 1986.Sous la présidence de Ben Ali, il est, de 1990 à 1991, Président d’un Parlement intégralementRCD après la falsification des élections, et membre du Comité central du RCD de 1988 à2003 avant de retourner à son cabinet d’avocat. Il n’exprimera jamais, jusqu’en 2011, lamoindre revendication démocratique, ni la moindre critique publique.
Si son nom a pu s’imposer en 2011, c’est que ni le soulèvement, ni l’opposition démocratiquen’avaient de proposition assez forte pour imposer ses personnalités et sa méthode. Dans labalance entre la dynamique de la rupture et l’inertie de la conservation, la seconde avaitl’avantage. Béji Caïd Essebsi peut être considéré comme l’incarnation d’un point d’équilibreau-delà duquel les forces encore structurées de l’ordre ancien auraient pu briser lemouvement. Quand il devient Premier ministre en février 2011, il n’amène pas seulement sonexpérience de l’Etat et son habileté tactique, il met à la tête du gouvernement une visionpolitique. Les ruptures révolutionnaires ont généralement leur part d’illusion et les continuitéss’insèrent dans les temps nouveaux. Avec Béji Caïd Essebsi, celles-ci ont trouvé leur passeur,bien décidé à minimiser l’impact du changement de régime et à l’inscrire dans la continuité durécit national.
La période intérimaire avant l’élection de la Constituante était encore riche de possiblesruptures : amorcer une transformation du ministère de l’Intérieur, écarter les juges les pluscompromis avec l’ancien régime, faire tomber les citadelles médiatiques construites sous BenAli, défaire les collusions entre politique et monde de l’argent… Ce n’était pas son projet, nicelui des réseauxQuelques jours après les élections du 23 octobre 2011, il a l’idée d’un mouvement politiquepour contrebalancer l’hégémonie apparemment durable d’Ennahdha. Dans les premièressemaines de 2012, une campagne de communication propage l’idée qu’il serait l’hommeprovidentiel attendu par les Tunisiens. Nidaa Tounes est créé au printemps 2012, et à bientôt90 ans, il s’impose comme son leader.Les tensions sociales, la pression d’Ennahdha pour orienter la Constitution dans un sensislamique, l’assassinat de Chokri Belaid le 6 février 2013, puis celui de Mohamed Brahmi le25 juillet, le coup d’Etat en Egypte le 4 juillet, permettent à Nidaa Tounes de capitaliser sur lemécontentement. Elles placent Béji Caïd Essebsi en position de force pour négocier avecEnnahdha, demandeur d’un interlocuteur capable de canaliser les forces hostiles pourpérenniser son intégration au système politique.
Sa rencontre à Paris, en août 2013, avec Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha, faitentrer la Tunisie dans une logique de transition pactée. Après cinq mois de crise,l’aboutissement in extremis du Dialogue national, le 19 décembre 2013, stabilise la situation.Même s’il avait souhaité une solution plus rapide pour accéder au pouvoir (destituer MoncefMarzouki de la présidence ou à défaut confier le pouvoir à un haut conseil de l’État), il obtientdeux choses : d’une part le renoncement au projet de loi dite « d’immunisation de la
révolution » qui devait rendre inéligibles tous les anciens cadres du RCD ; d’autre part, lalevée de la limite d’âge à 75 ans pour les candidats à la présidentielle, inscrite dans le projetde Constitution. La route pour le pouvoir lui était ouverte.En décembre 2014, il est élu avec 55,68 %. Contrairement aux espoirs d’une bonne partie deson électorat, il prolonge le pacte conclu avec Ennahdha qui garantit au gouvernement, avecNidaa Tounes, une majorité théorique de 155 sièges sur 217. Le disciple de Bourguiba quirêve de réconcilier l’Etat fort et la démocratie a un boulevard devant lui. Le boulevard setransformera en labyrinthe.
L’histoire retiendra la sagesse d’un chef d’État qui aura stabilisé son pays dans une période etune géopolitique tumultueuses, notamment quand, en 2015, une série d’attentats mettent latransition démocratique sous tension ; amené, en l’insérant dans le jeu du pouvoir, Ennahdhaà se normaliser. Mais au-delà, à quoi aura servi son habileté politique ?En juin 2016, il fait réinstaller au centre de Tunis la statue équestre d’Habib Bourguiba, exiléepar Ben Ali à l’entrée du port de la Goulette. Mais le totem est-il encore assez puissant pourinspirer le présent ? Il était en communication avec des esprits forts, mais pour quelle visiond’avenir ? Si aucune grande réforme économique ou sociale transformatrice, aucunrenouvellement de la relation entre l’Etat et les citoyens ne restera associé à son quinquennat,c’est parce qu’il n’était porteur d’aucun grande réforme inspirée par la Révolution danslaquelle il ne voyait que des « recettes revanchardes et haineuses ».
Non seulement, les réformes envisagées par les gouvernements successifs prolongent lestendances du modèle économique en place, mais les détenteurs des positions de renterésisteront à toute ouverture. Sur le plan institutionnel, il préside dans un régimeparlementaire qu’il n’a pas souhaité. Ni le rôle d’un Premier ministre adossé à une majorité, niles contre-pouvoirs parlementaires, ni la décentralisation, ni les instances indépendantes nefont partie la culture institutionnelle de l’école destourienne et étatiste qu’il représente. Illéguera une transition institutionnelle inachevée.L’histoire retiendra encore qu’il n’a jamais accepté le principe de la Justice transitionnelle,conçue comme un dispositif d’apurement du passé. Ce qu’il a précisément toujours refusé. Aucontraire, dès mars 2015, il tentera de faire adopter une loi qui prévoit, sous couvert de «réconciliation », une amnistie accordée aux hommes d’affaires et aux fonctionnaires pour lescrimes économiques commis sous l’ancien régime, qui aboutira, après deux ans depolémiques, à une loi de « réconciliation administrative ».Quant à la force politique qu’il espérait pérenniser comme la version libérale du mouvementdestourien, Nidaa Tounes, elle était aussi dépourvue de vision que saturée d’ambitions rivales,notamment celle de son propre fils, Hafedh Caïd Essebsi, qui s’est acharné à garder lecontrôle du parti.
L’affaiblissement de son camp profitant mécaniquement à Ennahdha, Béji Caïd Essebsi a dûmultiplier les initiatives pour tenter de conserver la main, mettant continuellement soustension une alliance censée fluidifier l’adoption des réformes. Et quand, en juillet 2016, ilimpose un jeune chef du gouvernement, Youssef Chahed, qu’il croit loyal, il installe au
pouvoir le fossoyeur de Nidaa Tounes. Ces luttes politiques au sommet absorberont l’essentielde l’énergie des gouvernants.Pour entrer dans l’histoire et s’inscrire dans la ligne de Bourguiba, Béji Caïd Essebsi annoncele 13 août 2017 sa volonté d’introduire le principe d’égalité entre hommes et femmes dansl’héritage et forme une commission chargée d’étudier la conformité de la législation avec lesnouvelles normes constitutionnelles en matière de liberté et d’égalité. Mais son rapport rendul’année suivante restera sans suite. L’abrogation d’une circulaire de 1973 interdisant lemariage d’une Tunisienne musulmane avec un non musulman sera le seul résultat tangible decette démarche.Il quitte la scène le 25 juillet 2019, date anniversaire de l’instauration de la 1ère Républiqueen 1959, dans un climat de déliquescence politique. Il aura certes permis à la transitiondémocratique de se poursuivre, mais l’aura laissée sans repère dans un monde bien différentdu premier âge de l’indépendance.