Bourguiba (le retour de)

Par : Hichem Abdessamad

Date de dernière modification: 14 octobre 2025

Soyons clairs, la révolution tunisienne n’a rien à voir avec Bourguiba, en tout cas rien àlui devoir. La figure aujourd’hui quasi consensuelle du « père de la nation », était pour laplupart des insurgés, et dans le meilleur des cas, celle d’un mythe usé et lointain : évoquépar les aînés ou apparaissant au détour d’une page jaunie des manuels scolaires.Pourtant, immédiatement après la révolution, le spectre de Bourguiba est venu hanter lanouvelle classe politique , héritière pour un temps du destin politique du pays.Au vrai, Bourguiba s’est insinué dans l’arène parce qu’il était constamment convoquécomme repoussoir, alibi ou, in fine, comme l’emblème omniprésent d’un consensusimprobable. Autant dire que le nom de Bourguiba se prêtait à des usages mémoriels etpolitiques très différents.Le premier recours au 1 er président de la République tunisienne a été comme laréférence absolue de l’idée de présidence et comme l’étalon de mesure de son exercice.Dans cet usage comparatif, perceptible aussi bien dans les états-majors politiques quedans les milieux populaires, au café du commerce comme dans les coulisses dumicrocosme, Ben Ali est apparu rétrospectivement comme le bradeur du bourguibisme.Croqué sous les traits d’Ubu-roi ou de Brutus, il était le parjure absolu d’unprésidentialisme finalement acceptable, sinon objet de désir.Le président Mohamed Moncef Marzouki ne va pas être épargné non plus. Premier chefde l’État élu (même indirectement) après la révolution, il va très vite donnerl’impression de flotter et de s’empêtrer dans des habits présidentiels taillés pour uneautre stature. Ses rodomontades sont à chaque fois jugées à l’aune de la « sagacité »bourguibienne. Bien sûr, la nostalgie (et une bonne dose de mauvaise foi) se charged’arranger les souvenirs et d’occulter la part d’ombre du bourguibisme.S’agissant de Béji Caïd Essebsi, passé l’euphorie d’un état de grâce éphémère, il sera luiaussi passé sous les fourches caudines du fantôme-Bourguiba. La panoplie mimétiquedont il a usé et abusé pour peaufiner l’image de dauphin idéal du « Combattantsuprême », va être retournée contre lui, aussi bien sur les réseaux sociaux que dans lescommentaires des politiques : la farce succède à la tragédie selon la vielle formule deMarx.Pour ses inconditionnels, l’ancien Président était le référent d’une authenticitétunisienne que ne pouvaient entamer ni la trahison (de Ben Ali) ni les précieusesridicules (de Marzouki) ni même la récupération (de B.C.E.). Le Raïs est ainsi réinscrit àl’horizon de la démocratie naissante : Bourguiba ou le rêve à rebours de la révolutiontunisienne ? Voire.En effet, le deuxième usage de Bourguiba est plus performatif. A l’heure de ladécompression, un bourguibisme post-révolutionnaire, bricolé à la va-vite, va s’installerde manière diffuse. Comme si ce Bourguiba post-mortem était à lui seul l’idéologie et l’idéologue d’une démocratie contrôlée, ajustée pour récupérer l’État d’ancien régimesous les décombres du benalisme, au nez et à la barbe des islamistes. Comme en écho authéorème du prince Salina : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Va pourune révolution, mais délestée de tout projet social. Le post-bourguibisme n’était pascalibré pour reprendre à bon compte les « objectifs de la révolution » ; c’était tout auplus un topos, le lit d’étiage après le reflux de toutes les marées idéologiques.Après le naufrage de l’expérience Nida Tounès, la constellation nationale-libérale,travaillée par le principe de division permanente, est demeurée réunie autour de lafigure du pater familias de la Tunisie indépendante. Même pour une partie de la gaucheépuisée par ses propres renoncements, le bourguibisme sera le passeur vers une« politique du possible ». Foin de grand soir, l’urgence est à la réconciliation de « lagrande famille moderniste » autour du socle indérogeable de « l’exception tunisienne »et de son triptyque : le vieil État social (réduit a minima), le Code du statut personnel etla laïcité, œuvre inachevée du « Combattant suprême ». Arcbouté sur ce patrimoine, le« grand centre » pourra se dresser contre l’islam politique parti à l’assaut de « notremodernité ».De proche en proche, les islamistes eux-mêmes, en quête de normalisation, finiront parrenoncer à la diabolisation du « zaïm ». Le consensus vaut bien une prière à la mémoiredu vieil ennemi : laissons les morts enterrer les morts et parlons d’autre chose.Le consensus est un combat… perdu d’avance, car à peine esquissé par des alliances decirconstance, il se révèle pour ce qu’il est : une chimère. Les attelages branlantssoutenant des gouvernements à peine capables de gérer la crise cultivent l’art du sursisau nom d’une transition qui jamais n’aboutit et finissent par se défaire, et le fermentbourguibien du grand compromis est systématiquement oublié.Archéo ou néo bourguibisme ou encore post-bourguibisme de pénitence, toutes cesfigures vont s’estomper doucement sous l’effet implacable du temps qui passe. Lesnouvelles générations, qui rongent leur frein au seuil du politique, s’en vont investird’autres lieux : les nouveaux mouvements sociaux, les nouvelles expressionsculturelles… ou le vote Kaïs Saïed. Curieusement, le « retour à Bourguiba » ne semble pasopérationnel pour comprendre ce dernier phénomène. Affolé par la popularitéinentamée du nouveau Président qu’ils prennent tous pour un hurluberlu,commentateurs et décideurs abandonnent peu à peu une bourguibolâtrie qui a épuisétoutes ses vertus herméneutiques.S’agit-il de l’aveu silencieux que le travail de deuil a assez duré et que l’heure a peut-êtresonné de laisser la dépouille du grand disparu reposer en son mausolée et son spectrequitter l’agitation mémorielle pour rejoindre l’Histoire ?La démocratisation du pays suppose aussi la sécularisation de cette histoire-là, celle dela séquence bourguibienne, afin d’exorciser ses rémanences mythologiques.Car Bourguiba nous a légué une histoire sainte, un mythe fondateur où Narcisse se rêvaiten Pygmalion. Fondateur d’un Parti qui prit la tête du mouvement de libération puis

bâtisseur d’un État dont les réformes décisives sont aujourd’hui reconnues par tous oupresque, il y a quelques raisons de le considérer comme un fondateur. Bourguibatutoyait la grande histoire et voyait son destin à l’égal des plus grands, de Jughurta leTunisien à de Gaulle. Dans la vulgate bourguibiste, le Tunisien « postcolonial » n’étaitpas imaginé comme cet individu exigeant et créancier de droits mais comme débiteur del’État social, non pas exactement un sujet mais un citoyen obligé du Zaïm. L’autocraties’adosse à cette insatiable soif de gratitude.Aujourd’hui, les propres thuriféraires de l’ancien Président ne croient plus vraiment à ceroman national longtemps raconté à la première personne. En tout cas ils n’osent plus lerevendiquer ouvertement. La révolution a définitivement réhabilité le nom du peupledans l’histoire.Dans la Tunisie post-révolutionnaire, et surtout au temps de la Troïka et un peu après, lefond de l’air intellectuel était par intermittence nostalgique du temps jadis. Du temps oùl’État-Bourguiba était debout (tant pis s’il était « passablement » autoritaire) où leleadership avait, disons, de l’allure…Mais il faut résister à l’air du temps. Et le dire sans détour : la sira de Bourguiba estconstitutive de l’autoritarisme. Le souvenir-Bourguiba et ce désir d’État « fort » quil’accompagne risquent de favoriser la disposition à la servitude volontaire s’insinuantdans le désenchantement diffus qui gagne de larges couches de la population. Cettedisposition est une aubaine pour les acteurs fébriles d’une restauration rampante qui ditrarement son nom.Faire un sort au fantôme de Bourguiba est aujourd’hui un mot d’ordre démocratique.